La guerre des sexes (Colette)

Colette (Le génie féminin 3.), Julia Kristeva, folio, 2002

Moi, j'aime ! J'aime tant tout ce que j'aime ! Si tu savais comme j'embellis tout ce que j'aime, et quel plaisir je me donne en aimant.
Les Vrilles de la vigne, p996

Cela est si beau, si aisé, cela ne ressemble pas à l'amour.
L'Entrave, p407

"Rien", dit Balzac, "ne nous console d'avoir perdu ce qui nous a paru être l'infini." Rien ne met en repos ceux qui ont touché le bord du précipice où s'effondre la morale humaine, frôlé la fragile limite qui sépare le pur et l'impur.
La Jumelle noire, p246

Une chose qu'on connaît bien pour l'avoir bien possédée, on n'en est jamais tout à fait privé.
Le Pur et l'Impur, p565

Il ne faut jamais poser une seule question.
La Naissance du jour, p369


On peut discuter le fait qu'on tombe amoureux librement, comme on tombe dans la drogue, en tout cas on ne cesse pas de l'être par un simple effet de notre volonté. La liberté semble extrêmement réduite dans cette fixation de liens si intimes enserrés de serments enivrants, dans un interminable entretien imaginaire avec l'amour perdu, véritable obsession plus tenace que l'addiction chimique. Pareillement, je ne peux m'empêcher de continuer encore sur le sujet de l'amour qui mérite mieux, à n'en pas douter, que ce que j'ai pu en écrire mais qui constitue un irremplaçable point d'observation de la réalité humaine, même si on peut faire l'expérience aussi que plus on en dit et plus ça s'embrouille... L'amour c'est comme le temps pour St Augustin, ce que nous comprenons le mieux sans y penser et qu'on n'arrive plus du tout à expliquer quand on nous le demande. On n'arrive pas à en faire le tour car c'est ce qui nous porte et nous émeut. Y mettre des mots nous rassure pourtant, en y mettant un terme qui calme la douleur et le ressentiment ou bien ravive au contraire les souvenirs brûlants, apprivoisant nos représentations à défaut de l'aimée. L'écriture est une pulsion, une activité solitaire, une façon de passer le temps justement et de s'affronter à la durée ; ce qui est le plus difficile, le plus exigeant, activité incessante de (re)trouvailles, travail de renouvellement perpétuel. On peut dire que l'écriture réussit là où l'amour échoue. Evoquer ici "l'origine du roman", d'après Marthe Robert, permet de soupçonner ce qui dans cette écriture n'est qu'une tentative de reconstruction des origines ("Toute phrase est un fantasme, et tout fantasme une narration". 268).

Parfois je me laisserais aller à la rage de "tout dire", de tout déballer, de "dire la vérité" enfin ! mais ce n'est pas sans le sentiment d'une lourde menace, d'inutiles blessures qui ne sont pas le dernier mot de l'amour, et ne sont donc pas sa vérité du tout à se perdre dans le détail et le sordide, les petits intérêts et les plaisirs dérobés ("le plaisir-chantage, le plaisir-panacée, le plaisir-coup mortel"), les luttes de pouvoir et les arrangements quotidiens, les pulsions instinctuelles et les fantasmes puérils, les emballements et le terrible ennui, le narcissisme et la honte, les mensonges et le mépris, les coups bas et les coups de gueule, les malentendus ou les déceptions les plus naïves... N'en jetez plus ! Il n'y a rien là de l'amour, qui constitue plutôt la chance qui reste au-delà, improbable, oui, au-delà de toute raison. "Pourquoi la délicatesse n'aurait-elle pas, dans notre attitude, sa part presque aussi grande que le cynisme?" 344.

Du moins le témoignage de Colette, éclairé par Julia Kristeva, permet de s'approcher de la face d'ombre de l'amour, "ce mot sans nuance" 333, et de la jouissance féminine, "merveille foudroyante et presque sombre" 334, son côté "Inexorable" 270 comme dit Colette, ce qui nous unit et nous sépare, ce qui relie le jouir et le souffrir dans les cris étouffés ou la dispute amoureuse ("toutes les amours tendent à créer une atmosphère d'impasse"). Cette étrangeté radicale, d'un non-rapport au coeur même du rapport sexuel, n'est pas seulement celle de la femme mais bien l'étrangeté de l'amour ("nos vies d'étrangers voluptueux"). "Le contraste est un attrait, l'inconnu un charme, un mystère, qu'on veut percer; l'étrangeté, qui semblait devoir éloigner, enfonce l'aiguillon du désir" (Michelet, La femme, 179).

La volupté elle-même se bâtit sur une incommunicabilité totale. 396

Non seulement l'amour est dans l'étrangeté, mais il est aussi dans la perte (j'ai reconnu le bonheur au bruit qu'il a fait en partant). Il n'y a de jouissance que perdue et Mélanie Klein, en particulier, a montré le caractère structurant pour l'enfant de la perte de l'amour et de la phase dépressive.

Nous ne pouvons imaginer l'autre qu'à condition de le perdre ; et la pensée, par conséquent, est une capacité d'absenter autrui de soi et de le reconstruire, de le faire exister dans la représentation, par-delà le deuil de cet abandon. 18


S'il n'y a de jouissance que perdue, jouissance de l'autre, la voie féminine pour la retrouver serait celle de l'identification à la mère et à sa jouissance ("une perspective de miroirs" 412), ce qu'on peut appeler une mère-version opposée à la père-version masculine. La passion amoureuse  se révélera, en fin de compte, comme l'amour de la mère retrouvé et comme amour incestueux, au-delà même de la perversion mâle ou de la simple transgression d'un plaisir coupable (dont la punition confirme la jouissance).

Julia Kristeva donne ici ses lettres de noblesse à celle qui était considérée, malgré l'admiration de Proust ou d'Aragon, plutôt comme un écrivain mineur (de littérature féminine). Il faut dire que la vie et l'oeuvre de Colette illustrent (trop) parfaitement cette "mère-version" qui va de la femme trompée et dépressive à la découverte du triangle amoureux et la consolation de l'homosexualité féminine puis la lente émergence de la figure de sa mère, Sido, longtemps refoulée de ses romans (Claudine était orpheline!). Sa maternité elle-même sera vécue comme étrangeté par Colette, maternité de trop sans doute pour qui s'était déjà si bien identifiée à sa mère (dont elle porte le même prénom, Sidonie mais qui sera effacé par le nom de son père Colette).

Puisque nous sommes "mêmes" (moi et la mère), je ne "la" perds pas, je jouis de la mère, je suis la mère qui jouit, donc je suis Tout par mon texte sensible qui refait la chair du monde. 229

Une mère et une fille ne sont-elle pas destinées à se haïr, pareilles et rivales ? 385

Ce n'est que lorsque la mère parvient à être aussi une amante, et impose cette distance optimale entre l'enfant et elle, que la condition même de la pensée, pour son enfant, et de la vie, pour eux deux, est remplie. 390-391

Le plus troublant c'est qu'elle aura des rapports incestueux avec Bertrand de Jouvenel, le fils de son second mari, inceste étonnamment préfiguré dans le roman Chéri (1920, un de ses meilleurs romans, selon Proust) avant même de le consommer (et faire l'objet d'un autre roman, Le blé en herbe, en 1923). C'est un inceste avec préméditation ! (Bertrand de Jouvenel est bien connu comme économiste et fondateur d'une écologie réputée "de droite" mais prônant une "économie de la gratuité" qui n'est pas sans intérêt).

La perversion conduit nécessairement, inévitablement à l'infantile, dont la mémoire - la face archaïque - se situe dans l'inceste mère-enfant, et dont la pureté - la face sublime - s'achève dans l'immersion dans l'Être. 502

Il faut admettre que les sentiments ne sont pas d'ineffables émotions du corps, ce sont des "signifiants" car un sentiment est toujours répétition d'un sentiment plus ancien qu'il rappelle à l'être (et dans le bonheur nous fait souvenir de nos bonheurs passés, comme un malheur s'accumule à tous les malheurs anciens). Non seulement les affects sont déplacés, comme le remarque Freud, mais ils opèrent un déplacement, un transfert.

Ce sont ces rêves oubliés, ces désirs enfantins qui nous dépassent et nous isolent dans notre histoire personnelle, notre étrangeté sexuelle, en alimentant une perpétuelle "guerre des sexes", dernier mode de communication qui reste aux amants, d'inconscient à inconscient, comme entre nations étrangères incapables de surmonter les méfiances réciproques, de s'assurer de l'Autre, de son intériorité inaccessible. Julia Kristeva souligne ce caractère sado-masochiste de la communication érotique, notamment dans les amours libertines, amours libres se réclamant explicitement de l'athéisme et de l'amoralisme (p21), comme pour en éliminer tout sens hors de la violence et du plaisir physique dans leur unilatéralité. On peut faire remonter pourtant ce sado-masochisme aux épreuves imposées par la Dame dans l'amour courtois, voire à l'ascétisme du pur amour mystique.

Il ne s'agit pas là d'une guerre des sexes biologisante, comme celle théorisée par Otto Weininger dans Sexe et Caractère, ni d'une guerre des sexes à l'américaine, de revendications communautaires justifiées le plus souvent mais trop agressives et dénuées de la complicité française entre les sexes, sa galanterie qui est la politesse des rapports entre hommes et femmes, de leurs jeux de séduction et de la circulation des désirs, lointain écho des élaborations de l'amour courtois et de ses efforts de civilisation des passions amoureuses. C'est donc une guerre à fleurets mouchetés, ce qui n'arrange rien comme on peut le constater avec l'Adolphe de Benjamin Constant faisant écho à ses amours tumultueuses avec Mme de Staël, entre autres, ("Leur amour fut le combat à qui serait le maître, à qui asservirait l'autre. Mais entre un homme et une femme, la défaite de l'homme est déjà consommée, quand la partie paraît égale". André Suarès).

Colette n'est pas du tout féministe et ne rêve pas d'une émancipation de "toutes les femmes", seulement une libération de la singularité féminine, de sa (bi)sexualité, de sa jouissance spécifique (monstrueuse et mystique, souveraine) au-delà de la jouissance masculine et du simple plaisir physique. Elle est du côté de la différence sexuelle, du rapport à l'Autre radical et non de l'égalité entre les sexes. La question est plus grave en effet qu'une simple inégalité sociale puisque c'est la totale étrangeté du plus proche, non pas la prétendue guerre de tous contre tous dont la famille peut sembler protégée, mais la guerre avec le plus aimé, guerre toute de désirs, de reproches et d'incertitudes, d'incompréhension entre les sexes (il ne suffit pas de parler la même langue). En effet, reconnaître la différence sexuelle, c'est introduire la division entre les hommes et les femmes, c'est reconnaître qu'on ne connaît pas l'autre, c'est se situer dans l'incommunicable et la représentation idéalisée, des fantasmes plus ou moins inconscients et le plus souvent dans une relation triangulaire (bien connue des vaudevilles) qui relativise et objective l'inconcevable du lien sexuel.. Le caractère de révélation de la jouissance féminine est ce qui fonde la castration de l'homme et l'identification de la femme à la mère, fondation de la différence des sexes sur l'interdit de l'inceste en éprouvant la jouissance de sa transgression.

Il n'y a pas d'émancipation féminine sans une libération de la sexualité de la femme, laquelle est fondamentalement une bisexualité et une sensualité polyphonique [...] Nul, mieux que Colette, n'a saisi combien la vie érotique est dominée par les pulsions, d'une part, et par les liens à l'objet ou au partenaire, de l'autre. Nul, mieux qu'elle, n’a su écrire comment la liberté d'une femme ne se conquiert qu’à la condition de s'arracher et à ses pulsions et à l'autre ; et cela, moins pour accéder à une fusion mystique avec le Grand Autre, que pour s'immerger dans un orgasme singulier avec la chair du monde. Lequel la fragmente, la naufrage et la sublime. Et où il n'y a plus ni moi ni sexe, mais des plantes, des bêtes, des monstres et des merveilles : autant d’éclats de liberté. Jamais au-delà du sexe, mais toujours à travers la sexualité, par une exaltation orgasmique du moi dont la souveraineté s'achève dans une joie aux limites de l'extraordinaire, du monstrueux. Telle est la jouissance de Colette, continue et éparse, infinie et sensuelle : elle comprend la décharge phallique virile sans se limiter à son battement ; elle se prolonge en vibrations infinies dans les recels de l'Etre, qu'elle s'approprie par l’alphabet de son style fleuri. Indissolublement sens et sensation, l'inimitable écriture de Madame Colette est une véritable transsubstantiation de son corps.

Cette femme a connu l'éblouissement immédiat qui l’a assurée que sa jouissance continue, sensitive, à la fois organique et pensée, partageait quelque chose d'inhumain, de cosmique et, en ce sens, de monstrueux.
http://www.fabula.org/colloques/barthes/colette.php ou p25

Colette reconnaît à la femme une jouissance surabondante : "grenier d'abondance de l'homme", elle "se sait à peu près inépuisable". 410

Le génie de Colette a su dire avec justesse l'intimité sensitive de la femme qui englobe et diffracte l'excitation érotique dans une sorte de "perversité" naturelle : toutes les zones érogènes et tous les objets du monde sont pour elle des sources de frustration ou de satisfaction. En effet, lorsque la frigidité défensive est dépassée et que l'érotomanie hystérique s'harmonise, la femme épouse moins un partenaire qu'un réseau d'objets ou de fétiches (avec ou sans lui) : enfants, amants, amis, flore et pomone, activités et liens divers auxquels elle demande "encore". 326

Dans la vie (bi)sexuelle mouvementée de Colette ("libérée" par les tromperies de son premier mari), les hommes n'ont pas le beau rôle, toujours jugés bien sévèrement. Ce sont des vaincus, alors que la frêle femme bafouée se révèle plus solide que ses amants (ce sont les hommes qui se suicident vraiment), plus frivole, plus avide et dénuée de toute culpabilité envers eux. Il y a quelque chose de souverain dans l'écriture de Colette et d'indestructible. On voit classiquement dans les récriminations féminines le retour des anciennes récriminations contre la mère mais il me semble qu'on doit y voir surtout la tentative de dévalorisation du porteur du phallus qu'elles s'approprient, se détachant de l'homme, de la reconnaissance infinie qu'elles peuvent éprouver d'abord pour une jouissance dont l'homme ne se révèle pas la cause mais seulement l'instrument (il ne le mérite pas et la femme peut donc se l'approprier). Serait-il réellement à la hauteur que ce serait en être trop diminuée ("Je n'ai guère approché, pendant ma vie, de ces hommes que les autres hommes appellent grands. Ils ne m'ont pas recherchée" 367). Au lieu de l'attachement réciproque d'une jouissance partagée qui s'impose d'abord, c'est la peur de la soumission, d'une trop grande dépendance mais surtout de l'infériorisation pour les femmes, la nécessaire affirmation "je ne suis pas de ton avis" 343, le travail d'appropriation ("Je suis fière qu'il me doive autant que je lui dois" 344), de défiance, de déni et d'oubli qui s'amorce, jusqu'à, suprême victoire, pouvoir se passer des hommes ("Recevoir d'un être le bonheur, n'est-ce pas choisir la sauce à laquelle nous voulons être mangés?" 349). Tout en nous tenant enlacés et nous faisant renaître l'un à l'autre, la jouissance sexuelle est aussi ce qui nous sépare plus que d'un étranger ("Un homme, c'est... ce n'est pas plus qu'un homme...", mais de la chair fraîche, voire un membre puisque c'est le bras qui désigne pudiquement le pénis en érection dans ses livres, "avec une lenteur réfléchie, avec un courage calculé, il remit son bras nu dans la main ouverte." ! 376-377).

Aux hommes falots correspondent des femmes terribles : le regard ogre de Colette pulvérise les apparences et campe, avec et par-delà la volupté, les protagonistes d'une véritable guerre des sexes. 379

L'homme se laisse toujours dominer par "l'autre femme" qui n'est pas la plus charmante, comme on aurait pu naïvement le croire, mais la plus intraitable, la plus autoritaire. Il se soumet à "cette mécontente, cette difficile, cette supérieure". 382

L'impureté est du côté de la guerre des sexes, que Colette appelle une "inimitié" et qu'elle suppose plus forte de la part de l'homme envers ses maîtresses "qui l'ont sensuellement exploité", croit-il. 402

L'homme couve une rancune que le temps n'éteint pas. 396

Plus envieux que nostalgique, don Juan juge que les plaisirs féminins "vont trop loin" ; que les femmes "ne savent pas revenir en arrière". En se glorifiant dans le rôle d'éducateur du deuxième sexe ("Je les ai bien élevées..."), il en attend une récompense et regrette, boudeur, de ne pas recevoir grand-chose en échange. Fermé à toute complicité, voire à toute psychologie, il ne comprend pas la pointe de la narratrice : " Ce qu'elle vous ont donné ? Mais, je pense, leur douleur. Vous n'êtes pas si mal payé !" En fait, se plaint-il d'être incapable de jouir comme... une femme ? 411 "terrible traumatisme du plaisir viril" 410.

Bâti sur "l'inimitié" entre les sexes, avec des hommes-objets ou des efféminés parfois dominés par des femmes "hermaphrodites mentaux", l'univers amoureux de Colette semble tout droit issu de ce passé, de sa réalité et de son idéologie. Pourtant, la version du lien amoureux qu'elle propose, sans être philosophique ni politique, atteste d'un changement radical de l'angle d'approche. Non seulement parce que c'est une femme qui écrit, mais parce que son projet existentiel est une traversée du couple [...] Elle atteste d'une profonde modification de la conception du couple, dans laquelle les féministes n'ont pas eu tort de voir une courageuse amorce de la liberté féminine. Mais son message essentiel n'en reste pas moins d'insuffler une transformation de la subjectivité elle-même, de l'équilibre risqué qui la constitue entre sens et sensation, loi et passion, pureté et impureté. Ni l'impératif de la reproduction de l'espèce, ni celui de la stabilité sociale - tous deux garantis par le couple - ne guident la pensée de Colette. Rien qu'un constant souci d'affranchissement du sujet, et, en priorité, du sujet femme, désireux d'atteindre sa liberté sensuelle afin de maintenir sa curiosité et sa créativité dans une pluralité de liens. 423

Nous la lisons cependant comme une promesse libertaire, notre intimité secrète la partage dans la solitude de la lecture, et nos actes amoureux ainsi que nos comportements sociaux la rejoignent de plus en plus ouvertement en ce début de troisième millénaire. Car nous savons désormais que la voie solitaire de Colette, sa solution imaginaire est des plus radicales et, pour cela même, peut-être parmi les seules possibles. 425

On n'aime que ce qu'on a perdu, on n'aime que pour cesser d'en aimer une autre, on n'est rien qu'une doublure, c'est toujours la seconde femme ou un père de substitution, un pis aller... (un con promis!) Pour être une véritable révolution l'amour nous ramène, comme toutes les révolutions, au point de départ, aux origines, et pris déjà dans la répétition de notre histoire, d'une guerre des sexes oedipienne se continuant par d'autres moyens. Ce qui différencie l'amour des autres institutions humaines, c'est bien le sexe qui prend plus de place dans l'amour qu'on ne le croirait ou qu'on ne le voudrait, sommet constituant plutôt une frontière naturelle entre les amants, dissymétrie accentuant leurs divergences, leurs déceptions et leurs malentendus, jusqu'à la haine et le froid dédain (l'aliment du mariage, aujourd'hui, disait déjà Rimbaud). S'il y a une jouissance féminine (jouissance de la mère, jouissance interdite), chacun reste donc avec sa jouissance propre, dans une totale solitude ("je ne fais que continuer à vivre seule"), commune solitude qui rapproche l'amour de la mort. C'est tout simplement avouer que dans ce théâtre de la cruauté il ne reste plus rien de l'amour entre les sexes, et qu'un baiser sans doute suffirait à ranimer (p342), mais écoutons Colette :

Chez une femme qui fut conduite à renaître plusieurs fois de ses cendres, ou simplement à émerger sans aide des tuiles, planchers et plâtres qui lui churent sur la tête, il n'y a, après trente ans et plus, ni passion ni fiel, mais une sorte de pitié froide et un rire, sans bonté je l'accorde, qui résonne à mes propres dépends. 427

Une créature féminine s'y reprend à plusieurs fois pour éclore. 359
Une femme se réclame d'autant de pays natals qu'elle a eu d'amours heureux. Elle naît aussi sous chaque ciel où elle guérit la douleur d'aimer. 247

Ce que j'aimerais : 1. recommencer ;  2. recommencer ; 3. recommencer. 101


Ces plaisirs qu'on nomme, à la légère, physiques... 399

Elle se plaît en femelle qui ne désire que servir à quelque chose, amoureusement parlant. 380

Enfin, elle le saisit au bras, cria faiblement, et sombra dans cet abîme d'où l'amour remonte pâle, taciturne et plein du regret de la mort. 398

Le plaisir me terrasse, m'abîme dans un mystérieux désespoir que je cherche et que je crains. 334

Il n'y a plus en moi, au-dessus, au-dessous de moi, que mer fouettée, pierre qui s'effrite, nuée haletante. 338

Je vous jure que c'est à peine mental. 346

Ô plaisir bélier qui se fêle le front, et qui recommence ! 347

N'importe quel amour, si on se fie à lui, tend à s'organiser à la manière d'un tube digestif. 334


Il m'aima, je L'aimai, Sa présence supprima toutes les autres présences ; nous fûmes heureux, puis Il cessa de m'aimer et je souffris... Honnêtement, le reste est éloquence, ou verbiage. L'amour parti, vient une bonace qui ressuscite des amis, des passants, autant d'épisode qu'en comporte un songe bien peuplé, des sentiments normaux comme la peur, la gaieté, l'ennui, la conscience du temps et de sa fuite. 339

La volupté tient, dans le désert illimité de l'amour, une ardente et très petite place, si embrasée qu'on ne voit d'abord qu'elle : je ne suis pas une jeune fille toute neuve, pour m'aveugler sur son éclat. Autour de ce foyer inconstant, c'est l'inconnu, c'est le danger... Que sais-je de l'homme que j'aime et qui me veut ? Lorsque nous nous serons relevés d'une courte étreinte, ou même d'une longue nuit, il faudra commencer à vivre l'un près de l'autre, l'un par l'autre. Il cachera courageusement les premières déconvenues qui lui viendront de moi, et je tairai les miennes, par orgueil, par pudeur, par pitié, et surtout parce que je les aurai attendues, redoutées, parce que je les reconnaîtrai... 337

Mais je commence à croire qu'un homme et une femme peuvent tout faire ensemble impunément, tout, sauf la conversation. 396

Ainsi va la routine de souffrir, comme va l'habitude de la maladresse amoureuse, comme va le devoir d'empoisonner, innocemment, toute vie à deux. 395

Désagrégée constamment par l'homme, constamment reformée aux dépens de l'homme... Car la violente agressivité, la malveillance singulièrement féminine et forte, partant créatrice, constituent l'autre face de cette servitude volontaire. 382

L'esprit de contradiction chez la femme est aussi fort que l'instinct de propriété. 380

On creuse avec une avidité bête la place de la souffrance récente, sans parvenir à en tirer la goutte de sang vif et frais - on s'acharne sur une cicatrice à demi sèche, on regrette - je vous le jure !-, on regrette la nette brûlure aiguë... C'est la période aride, errante, que vient encore aigrir le scrupule... 245

Vous croyez que le chagrin la ronge ? Point. Bien plus souvent elle y gagne, débile et malade qu'elle est née, des nerfs inusables, un inflexible orgueil, une faculté d'attendre, de dissimuler, qui la grandit, et le dédain de ceux qui sont heureux. Dans la souffrance et la dissimulation, elle s'exerce et s'assouplit, comme à une gymnastique quotidienne pleine de risques... Car elle frôle constamment la tentation la plus poignante, la plus suave, la plus parée de tous les attraits : celle de se venger. 245

C'est presque toujours elle-même qu'une femme mire dans une douleur féminine. 381

L'antipathie d'un sexe pour l'autre existe en dehors de la névropathie. Depuis, je n'ai pas constaté, en changeant se milieu, que l'opinion des "normaux" soit tellement différente. 406


Tu prétends m'aimer : c'est-à-dire que je porte, à toute heure, le poids de ton inquiétude, de ton attention canine, et de ton soupçon. 342

Je l'ai trouvé au-dessous de tout, mais au-dessous de tout ! Pourquoi a-t-il été au-dessous de tout ? [...] Tu as déjà vu un homme faire un geste au moment précis où tu attends qu'il le fasse ? 374

Elle n'osa pas montrer combien le démesuré de l'abandon viril, ses sanglots saccadés et ses balbutiements la trouvaient froide et scandalisée. 396

Je souhaitais qu'il cédât à la colère, à un désordre quelconque qui me l'eût découvert illogique, faible, féminin, ainsi que toute femme l'exige, au moins une fois, de tout homme. 412

La dignité, c'est un défaut d'homme. J'aurais mieux fait d'écrire que "le dégoût n'est pas une délicatesse féminine". 380


"Pendant ces saisons furtives de sécheresse, elle cherchait à se faire honte d'elle-même, mais une Alice plus savante n'ignorait pas qu'une femme n'a honte que de ce qu'elle laisse paraître, non de ce qu'elle éprouve..." Comme Julie, une femme est prête au "merveilleux saccage de la vérité, de la confiance". 384

L'art domestique de savoir attendre, dissimuler, de ramasser des miettes, reconstruire, recoller, redorer, changer en mieux-aller le pis-aller, perdre et regagner dans le même instant le goût frivole de vivre. 147

Je pensai que le bonheur du jeune amant était grand, si je le mesurais à la perfection de la tromperie de celle qui travaillait délicatement à donner, à un garçon ombrageux et faible, la plus haute idée qu'un homme puisse concevoir de lui-même... Un génie femelle, occupé de tendre imposture, de ménagement, d'abnégation, habitait donc cette tangible Charlotte, rassurante amie des hommes... 404

Qu'avait-il donc conquis, la nuit dernière, dans l'ombre parfumée, entre des bras jaloux de le faire homme et victorieux ? Le droit de souffrir ? le droit de défaillir de faiblesse devant une enfant innocente et dure ? 376

Y-a-t-il une leçon politique à tirer de cette guerre des sexes sans issue ? De cet autisme communautaire, de cette méfiance réciproque, des impasses de la passion ? D'abord sans doute de ne pas promettre trop légèrement le bonheur pour tous et le règne de l'amour, mais si nous voulons dialoguer avec d'autres civilisations, ne devons nous tenter l'impossible dialogue avec l'autre sexe ? On ne peut se résoudre à s'ignorer, s'isoler chacun dans son coin, sans pouvoir, sans vouloir vraiment vivre ensemble. Reconnaître l'état de guerre semble bien le préalable, ne plus le dénier sous le discours lénifiant d'un amour universel imaginaire. Le lien social continue à se défaire, on n'a plus rien à se dire mais cela fait déjà quelque temps que chacun se rend compte comme c'est invivable, cette insoutenable précarité de l'existence. On n'est pas au bout. Tout n'a pas été dit. L'histoire n'est pas finie et nous réserve ses surprises. L'ennui et une sourde insatisfaction qui s'insinue partout sont le signe avant-coureur de bouleversements dont hélas, on imagine mal qu'ils puissent être sans douleurs ni terribles destructions pour faire éclater ces murs de béton que nous avons dressés entre nous et qui nous rendent plus durs que la pierre. Ce sont les conséquences de la guerre sans doute. Le déclarer c'est déjà y mettre un terme. Il ne faut pas rêver d'un monde idéal délivré des peines d'amour, du moins un traité de paix serait déjà une bénédiction, la possibilité d'un peu plus de solidarité et de responsabilité. Ce ne sera pas le paradis (la mère reste interdite, le désir jaloux) mais le retour peut-être du temps de l'amour et des promesses du printemps, d'un temps plus raisonnable, plus généreux, plus humain, en espérant que ça ne nous ramène pas au pire...

On n'en a pas fini certes avec l'amour, ni avec la politique, sans jamais pouvoir se reposer sur ses lauriers (Rien n'est jamais acquis à l'homme, ni sa force, ni sa faiblesse). Une seule certitude, la liberté comme l'amour ne se prouvent qu'en acte, miracle toujours aussi improbable. Serons nous à la hauteur, nous qui sommes si malhabiles ? En tout cas, les feux qui brilleront dans la nuit au sommet des collines pour éclairer notre avenir, c'est nous seuls qui les aurons allumés de nos mains, et nul autre.


Voir d'autres extraits plus "techniques" (sur la perversion) que j'ai renvoyés à la fin de "Psychanalyse de la sexualité féminine".
Jean Zin 17/05/04
http://jeanzin.fr/ecorevo/psy/colette.htm

Index